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Carnet Bouddhiste
24 décembre 2020

La Patience : "être patient" ne veut pas dire "ne rien faire"

Séance POMMIERS du 11 décembre 2020

 

Le thème de cette soirée, « La patience », m’a été inspiré par une réflexion de Constance KASSOR, Professeur en Sciences religieuses à l’Université Lawrence dans le Wisconsin. Elle a écrit un article sur ce sujet dans le Lion’s Roar du 27 novembre 2020. 

 

La réflexion qui suit s’appuie dur de larges extraits de l’article de Constance KASSOR, traduits très librement et enrichis de passages du « Soutra en 42 sections », ainsi que par des informations historiques sur Shantideva[1] et quelques mises au point du Maître Zen Thich Nhat Hanh.

 

 

Constance KASSOR nous informe de ce que, après qu’ait été annoncée la victoire de Joe BIDEN à la dernière élection présidentielle américaine, elle s’est vue débordée d’appels, sur ses réseaux sociaux.  Ces appels demandaient aux électeurs de BIDEN de se montrer patients avec les partisans de TRUMP et de pardonner aux membres de son administration les torts qu'ils ont causés tout au long de ces quatre dernières années. Elle nous confie : « Ces appels à la patience suggéraient implicitement que la tolérance tranquille est moralement bien supérieure à l'attitude «Fuck your Feelings» (« Rien à foutre de ce que vous pensez ») que l'administration TRUMP -et de nombreux Américains - ont ouvertement adoptée ces dernières années.

 

« Nous, bouddhistes », ajoute t’elle, « aimons parler de patience. La patience, kṣānti en sanscrit, n’est-elle d’ailleurs pas l'une des six paramita (les six perfections) que les bouddhistes sont censés cultiver[2] ? » 

 

Remarquons d’abord que, dans le contexte, « Être patient, » signifie aussi « savoir endurer ».

 

Mais, attention, endurer ne veut pas dire se laisser insulter, se laisser humilier.

 

Le Bouddha lui-même nous l’explique, dans le Sutra en 42 sections (à la section 7 pour être précis). 

 

Je vous raconte l’histoire :

 

Le Bouddha marchant, un jour, rencontra quelqu'un qui, pour on ne sait quelle raison, n'était pas du tout content du Bouddha ; l’homme commença immédiatement à le traiter de tous les noms d’oiseaux. Ce genre de choses se produisait souvent, à l’époque car, de son vivant, le Bouddha n'était pas toujours populaire. Beaucoup de gens n'appréciaient pas le fait qu'il semblait encourager les gens à quitter leur famille et à s’intéresser au dharma plutôt qu'à gagner de l'argent.

Donc l'homme se tint là un moment, injuriant le Bouddha avec toutes les insultes de son vocabulaire. Mais le Bouddha ne dit rien, attendant simplement que l'homme s'arrête de parler. L'homme s'arrêta finalement, à bout de souffle. Le Bouddha lui demanda alors calmement :

« Est-ce tout ? »

Plutôt décontenancé, l'homme dit :

« Oui, c'est tout. »

Le Bouddha dit alors :

«  Bien, laisse-moi te poser une question maintenant. Suppose qu'un jour, un ami t'apporte un cadeau, mais que tu ne veuilles pas l'accepter. Si tu ne l'acceptes pas, à qui appartient-il ? »

L'homme répondit :

« Eh bien, si je ne veux pas l'accepter, il appartient à la personne qui essaye de me le donner. »

Le Bouddha dit donc :

« Eh bien tu as essayé de me faire un cadeau de tes insultes, mais je ne l'accepte pas. Prends-le, il t'appartient. »

 

Santideva va nous livrer un éclairage complémentaire.

 

Santideva était un Prince indien du 8ème siècle, qui, comme le Bouddha Gautama, renonça au pouvoir en refusant de devenir Roi à la mort de son père.

 

Il devint moine au Monastère de Nalanda, le plus important monastère de l’Inde.

 

On lui doit le très célèbre ouvrage « Bodhicaryavattara ».  titre qu’on a traduit en français par « La voie du Bodhisattva » ou « La Marche vers l’Eveil ». C’est bien le livre le plus incroyable, le plus époustouflant, qu’il m’ait été donné de lire dans la littérature bouddhiste.

 

Pourtant, au monastère de Nalanda, Santideva n’avait pas bonne presse : il y était extrêmement discret et il était même considéré comme un bon-à-rien surnommé « Bhusuku », littéralement celui qui ne fait que manger, dormir et faire ses besoins.

La légende de sa récitation du Bodhicaryāvatāra est dès lors surprenante.

Il était de coutume à l’époque que les moines récitent devant le roi en exercice[3] des sutras du Bouddha. Quand ce fut le tour de « Bhusuku », tout le monde pensait qu'il en serait incapable et qu'il serait chassé du monastère. Shantideva aurait prié la veille toute la nuit Manjusri, le bodhisattva de la sagesse, en récitant son mantra. Manjusri lui apparut en personne durant la nuit. Le lendemain, le roi lui demanda de réciter un sutra. Il répondit à la surprise générale : « dois-je exposer un sutra déjà connu ou bien un qui n'ait pas encore été révélé ? ». Toute l'assemblée s'étant mise à rire, y compris le roi, ce dernier lui demanda un nouveau sutra. Shantideva se mit alors à réciter tout le Bodhicaryāvatāra. Quand il en arriva au chapitre IX qui porte sur la philosophie Madhyamaka, au moment précis où il dit : « Quand ni la réalité ni la non-réalité ne se présentent plus à l'esprit... », il s'éleva dans le ciel en présence de Manjusri. Alors que toute l'université avait réalisé qu'il était le plus grand des maîtres, Shantideva refusa de revenir à Nalanda mais indiqua où il avait mis la version écrite de l'œuvre. C’est à ce moment là qu’il reçut le nom de Shantideva, qui signifie « Dieu de la paix ».

Santideva est probablement le Maître, qui, le mieux, a incarné la vertu de la patience.  On en parle souvent comme de celui qui a présenté la patience comme une sorte d’acceptation passive du mal, complètement dénuée de colère.

 

Mais, si nous appliquons les enseignements de Shantideva à nos propres vies, nous pouvons voir que la patience n’est pas nécessairement passive. En fait, Constance Kassor nous rappelle que, pour que la patience soit vraiment une vertu, il nous faut, en même temps qu’on la pratique, prendre un engagement actif envers le monde.

 

Shantideva illustre cela au chapitre VI de La Voie du Bodhisattva, quand il explique :

 

Imaginez un scénario dans lequel une personne haineuse vous bat avec un bâton, vous causant une douleur physique intense

C'est une expérience douloureuse mais cela ne justifie pas de se laisser emporter par la rage et de se fâcher contre la personne qui tient le bâton.

Au lieu de cela essayez de comprendre ce qui est en train de se passer : tout ce qui arrive est simplement la rencontre de deux choses. L'une est le bâton et l'autre votre corps. Et l'expérience de la douleur est la conséquence de ces deux facteurs qui se rencontrent : bâton et corps.

 

Maintenant, demande Shantideva, qui est responsable de cette rencontre ? Il est vrai que l'autre personne a levé le bâton contre vous, elle est donc en partie responsable. Mais c’est vous qui avez apporté le corps, et d'où est venu ce corps ? Il est imprégné de nos énergies d’habitude, il est conditionné par nos expériences passées, il est le dépositaire des graines que nous ont transmis nos ancêtres.

 

Celui qui a apporté le bâton, et celui qui a apporté le corps ont donc une responsabilité partagée. Pourquoi alors devriez-vous vous mettre en colère et reprocher à l’autre personne d’avoir apporté le bâton, et pas contre vous qui avez apporté le corps ?

 

Constance Kassor explique quant à elle : « Tout comme le bâton qui meurtrit votre corps est sous le contrôle de la personne qui le manie, cette personne est elle-même sous le contrôle de sa haine, qui a été produite par ses formations mentales, par un certain nombre de causes et conditions. Par conséquent, vous ne devriez pas vraiment vous fâcher contre la personne qui vous a battu(e), car cette personne n’est elle-même rien de plus que le produit d’une situation.

 

Certains en concluent que les «bons bouddhistes» ne devraient pas se mettre en colère. Ils soutiennent que nous devrions nous entraîner à cultiver la patience et à endurer tranquillement les situations difficiles, quelles qu’elles soient. Constance KASSOR pense qu’une telle interprétation de La Voie du Bodhisattva ferait fi du principe de l’interdépendance, cher au Mahāyāna, et ne prendrait pas en compte la souffrance qui est provoquée par des causes systémiques plus larges.

 

Shantideva raconte qu’avoir été frappé par un bâton n’était finalement que le fruit de sa position privilégiée dans la société : il était de sexe masculin, avait reçu une bonne instruction, et était, de surcroît, monastique à Nālandā, une grande institution académique pleine de ressources matérielles. Même si l'histoire de sa vie suggère qu'il était impopulaire parmi ses pairs et qu'il était raillé par ses camarades monastiques, Shantideva n’a pas eu, en tant que membre privilégié de la société, à lutter contre des formes systémiques d'oppression. Le préjudice qu'il a subi et qu’il a décrit dans La Voie du Bodhisattva est, en quelque sorte, un préjudice interpersonnel bénin. Mais rien ne nous empêche d’extrapoler cet exemple et d’appliquer sa compréhension de la patience à des formes de préjudice plus graves et plus systémiques.

 

Shantideva ne prétendrait pas, selon Constance KASSOR, que nous ne devrions jamais nous mettre en colère contre ceux qui causent du tort. Ce qu'il soulignerait, par contre, c'est la nécessité de reconnaître la nature profondément interconnectée du monde. La patience ne serait donc pas l'absence de colère ou l'acceptation passive d’un préjudice; la patience devrait être comprise ici comme la capacité à prendre le recul nécessaire pour voir clairement une situation, et être capable d’y réagir adéquatement.

 

Dans cet esprit, nous pourrions considérer l'exemple de Shantideva et de son agresseur comme une première étape : lorsque nous subissons un préjudice, nous devrions pouvoir  nous arrêter et voir clairement les conditions et les structures qui en sont à l’origine et l’ont rendu possible plutôt que de réagir avec une rage aveugle contre la personne ou la situation qui nous inflige cette souffrance.

 

La violence policière contre les Noirs aux États-Unis est le produit de structures racistes. Le meurtre de personnes transgenre est le produit de structures transphobes.  La montée en flèche des hospitalisations et des décès dus au COVID-19 est due aux structures capitalistes et politiques.

 

Je ne pense pas,  dit Constance KASSOR, que Shantideva essaie de nous suggérer que nous ne devrions pas être en colère contre la police raciste, contre des meurtriers transphobes, ou contre des politiciens incompétents. Son propos est plutôt de nous faire comprendre que se fâcher uniquement contre une personne ou une situation spécifique ne sert à rien sur le long terme.

 

Il n’y a rien de noble à tolérer passivement la souffrance si on n’œuvre pas activement, en même temps, à l’éradication des causes qui permettent à cette souffrance d’apparaître. Le fait de supporter passivement des situations douloureuses au nom de la patience n'est ni un acte de compassion ni un acte vertueux. Les détenteurs de bâton haineux du monde entier continueront d’infliger des dommages et de perpétuer des souffrances tant que nous n’aurons pas changé les structures qui leur permettent d’agir et de causer ce préjudice et cette souffrance.

 

Alors, si la patience n’est pas rester passif, comment pouvons-nous pratiquer la patience dans nos propres vies ? s’interroge Constance KASSOR.  Nous pouvons commencer par essayer de comprendre pourquoi des systèmes oppressifs interconnectés existent dans notre société, et en quoi nous contribuons au maintien de ces systèmes. Une fois que nous sommes capables de pratiquer la patience et de voir ces choses plus clairement, nous pouvons commencer à démanteler ces systèmes.

 

Nous avons chacun notre manière d’agir. Comme Shantideva, nous sommes nombreux à avoir nos angles morts et nos zones de privilège. Et Constance KASSOR d’ajouter : « En tant que personne blanche, il est de ma responsabilité d'apprendre à comprendre les causes systémiques du racisme et les façons dont je contribue à les perpétuer. Seulement ensuite, je pourrai travailler et aider à en défaire les structures. Par contre, en tant que personne « queer » (altersexuelle), même si je peux facilement voir - et souvent expérimenter- certains aspects homophobes de notre société, j'ai moins de ressources à ma disposition pour œuvrer à changer les choses, et je dois donc compter sur mes compagnons de voyage qui sont déjà sur la voie du bodhisattva pour m’aider à défaire ces structures. Dans les deux cas, le racisme et l’homophobie, assister passivement ou subir soi-même un préjudice n'est d’aucune utilité; ce qu’il faut privilégier, c’est l’action collective. Avec de la patience, conclut Constance KASSOR, nous pouvons travailler tous ensemble, en communauté, à démanteler les structures oppressives et à rendre plus improbables les situations qui permettent à certaines personnes de faire du mal à d’autres.

 

Avec un tel texte, on se dit : « Waww, ça c’est vraiment le Bouddhisme engagé » !

 

Sans doute, mais restons prudents, cependant. 

 

Personnellement, il y a une chose qui m’a dérangé dans les propos de Constance KASSOR : c’est quand elle suggère que Santideva aurait pu écrire, dans « La voie du Boddhisattva » qu’il y avait deux types de colère : une bonne, celle qu’on exerce contre les structures et une mauvaise, celle qu’on dirige contre les individus.

 

J’ai donc été relire le chapitre VI de Santideva, celui consacré à la patience pour voir ce que Santideva avait vraiment écrit à ce propos. Les premières strophes sur lesquelles je suis tombé sont édifiantes (je vous lis) :

 

 

« Il suffit d’un accès de colère pour détruire

La générosité, les offrandes aux bien-allés

Et toutes les pratiques méritoires

Accumulées au cours de mille kalpas[4]

 

Ou

 

« Comme il n’est pire faute que la colère,

Ni meilleure ascèse que la patience,

Appliquons-nous, de toutes les façons

Possibles, à cultiver la patience »

 

Ou encore

 

« Cet ennemi, la colère,

Est l’auteur de toutes les souffrances.

Celui qui s’attache à vaincre la colère

Sera heureux dans cette vie et les suivantes.

 

Etc …

 

Il est clair que Shantideva récuse toute forme de colère, y compris la colère contre les causes qui ne seraient PAS des personnes individuelles.

 

Ma curiosité ayant été aiguisée par le trouble auquel m’a amené ce constat, j’ai voulu vérifier de ce que notre maître, Thich Nhat Hanh, disait de la colère et de la patience.

 

Pour être bref, je ne citerai de lui que deux extraits :

 

Le premier, à propos de la Colère, tiré de son ouvrage « Combattre[5] » où il cite un brahmane demandant au Bouddha : « Maître, y-a-t-il quoi que ce soit que vous accepteriez de tuer ? » Le bouddha lui aurait répondu : « Oui, la colère, (car) tuer la colère permet de supporter la souffrance et génère la paix et le bonheur. »

 

Le second extrait n’est autre que la définition par Thich Nhat Hanh de « kshanti « , dont il dit à la page 252 de son livre « Le Cœur des Enseignements du Bouddha (Ed. Pocket) : « Kshanti est souvent traduit par « patience » ou « endurance » mais, à mon sens, « inclusivité » correspondrait davantage à l’enseignement du Bouddha. (…) L’inclusivité n’a pas pour objet d’éliminer notre douleur.  Nous devons recevoir cette douleur, l’embrasser et la transformer.  La seule façon d’y parvenir est d’avoir un grand cœur (…) »

« Si vous versez une poignée de sel dans un petit bol d’eau, l’eau sera imbuvable.  Mais si vous versez la même quantité de sel dans un fleuve, les gens pourront continuer de boire son eau. »[6]

 

Cet enseignement est très, très profond.

 

En dehors de la réflexion que nous a offerte Constance KASSOR sur la patience et sur les vertus du Bouddhisme engagé, la soirée nous a amené à nous rappeler deux choses :

 

  1. Nous ne devons pas croire tout ce qu’on nous dit, même si cela nous est dit par une personne très érudite, fut elle Professeur en Sciences des religions ; lorsque nous doutons, nous ne devons pas hésiter à chercher la vérité par nous-même, en écoutant notre cœur et en étudiant plus profondément le dharma.
  2. Nous pouvons voir combien il est important de choisir un bon maître auquel nous pouvons nous référer avec confiance, parce qu’il reste au plus près des paroles d’êtres véritablement éveillés, et qu’il ne leur substitue pas des interprétations ou des exégèses soi-disant plus modernes ou plus sociétalement acceptables ou à la mode.  Un tel maître est tellement précieux.  Car il éclaire notre chemin, nous évite de trébucher, et nous fait gagner un temps précieux.

 

Pierre, Esprit lumineux du coeur



[1] Cf Wikipedia

[2] Le Sūtra du Lotus (Mahayana) mentionne six perfections :

1.     Dāna pāramitā : générosité ; fait de donner, de concilier, d’aimer sans condition, d’avoir les mains, l’esprit et le cœur ouvert.

2.     Śīla pāramitā : vertu, éthique, honnêteté, intégrité (paroles, actes et mode de vie juste) et entraide.

3.     kṣānti pāramitā : patience, tolérance, indulgence.

4.     Vīrya pāramitā : énergie, effort, courage, enthousiasme, endurance.

5.     Dhyāna pāramitā : concentration, méditation, vigilance.

6.    Prajñā pāramitā : sagesse, sapience, discernement par le biais d’une vision et d’une intention juste, sagacité, bonne connaissance du dharma.

[3] Le Roi du Bihar, à l’époque Devapala, de la dynastie des Pala.

[4] Kalpa : un kalpa est un jour de la vie de Brahma, soit 4,32 milliard de nos années

[5] Page 22

[6] Le Cœur des Enseignements du Bouddha, Pocket, page 252

 

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